Le management de la qualité: du contrôle qualité à la qualité totale

A. Poyen

  Il peut être tentant d'appréhender le management de la qualité comme un effet ponctuel, une nouvelle mode managériale . Si cet effet existe bien, comme nous avons pu le voir dans les années 80 avec le fameux engouement pour les cercles de qualité et plus près de nous avec les recherches "fébriles" mais fonctionnalistes du Monsieur Qualité dans beaucoup d'entreprises, ne s'agit-il pas là d'un épiphénomène passager. Ou plutôt, avec le contrôle qualité puis les cercles de qualité, l'assurance-qualité et la qualité totale, n'assistons-nous pas à un mouvement de fond vers un nouveau type de management.

Retraçons les différentes étapes du management de la qualité.

Le contrôle qualité apparaît dès le début de l'industrialisation de masse (Cf. Taylor, Ford). Les conséquences d'un mauvais contrôle se référent alors à la philosophie du taylorisme: interventions autoritaires sur le comportement des opérateurs concernés (réprimandes, mises à pied etc.) ou technique (corriger techniquement les risques, les défauts...). Mais on peut également assister dans certaines entreprises, à une sensible évolution vers une plus grande autonomie de ce service (Ex. les lignes hiérarchiques du contrôle qualité et de la fabrication sont distinctes). Il montre également une évolution de ce service vers la technostructure (Cf. rapports entre le contrôle qualité et le bureau d'études in Durand C., "Le travail enchaîné", Seuil p 24 et suivantes). On note enfin le début d'un dialogue avec les opérateurs concernés par un défaut-qualité (Cf. explications, réunions du personnel etc.). Néanmoins nous pouvons dire qu'à ce moment du processus, la démarche qualité n'est pas prépondérante, c'est une activité de contrôle parmi d'autres. Tout le système de fabrication est essentiellement orienté sur la production de masse d'autant que les marchés restent à cette époque quasiment "acquis" et "fermés".

Mais avec l'ouverture des marchés (d'où le rôle d'avant-garde du Japon), nous entrons dans une phase de mondialisation de l'économie avec un pression de plus en plus forte du client. Dans cette nouvelle situation, le statu quo est le plus souvent impossible.

Depuis les années 80, on assiste à des évolutions comme nous avons pu le constater avec des enquêtes réalisées avec des étudiants de l'UTC (Université de Technologie de Compiègne) auprès de sept entreprises.

- L'entreprise M. (Activité métallurgique, plus de 600 salariés)

- L'entreprise S. (Activité sidérurgique, plus de 1 000 salariés)

- L'entreprise H. (Activité chimique, 600 salariés sur le site)

- L'entreprise P. (Activité électrique, 350 salariés)

- L'entreprise C. (Activité mécanique, 400 salariés sur le site)

- L'entreprise R. (Industrie du verre, 350 salariés sur le site)

- L'entreprise O (Industrie du plastique, 560 salariés sur le site)

On assiste tout d'abord à un recentrage sur le client. Dès 1984 pour l'entreprise M., à la suite d'audits demandés par les clients. Ils débouchent sur les premiers manuels de qualité et la formalisation de procédures.

Les cercles de qualité apparaissent dans cette entreprise dès 84 , mais ils sont peu concluants. Pour la direction, l'organisation n'était pas prête et elle avance deux raisons révélatrices à ses yeux de ce relatif échec: la préexistence du salaire à la pièce et la manque de formation du personnel d'encadrement. Cette entreprise semble bien mettre le doigt, sur un vestige du mode de rétribution cher à Taylor et sur l'exigence de préparer le personnel d'encadrement au profond bouleversement du type de management et de communication inauguré par les cercles de qualité. Tirant parti de "l'aventure" des cercles de qualité, cette entreprise procédera au changement de son système de rémunération (vers des salaires en taux horaires) en quatre ans. D'autre part elle entreprend en parallèle un changement culturel au sein de son organisation. Elle propose tout d'abord au personnel d'encadrement, une formation à un nouveau type de communication avec notamment: plus de transparence, plus de contacts directs (plutôt que des notes de services), une plus grande reconnaissance de la singularité de chaque individu dans son travail, une plus grande délégation des responsabilités, la mise en oeuvre de méthodes de résolution de problèmes...

Parallèlement, les opérateurs suivent une formation pour utiliser le SPC (Statistical Process Control)*. Cet outil marque une première évolution de la notion de contrôle qualité du produit vers une maîtrise qualité du processus anticipant ainsi le passage vers l'assurance-qualité.

Enfin au cours de cette période, cette entreprise se caractérise également par des changements plus structurels en passant d'une organisation en fonction vers des divisions centrées sur le produit. Ce nouveau schéma permet à la fois de développer l'autonomie de chaque division mais aussi une plus grande polyvalence et une communication "de proximité" au sein de chaque division.

On observe une évolution assez similaire avec l'entreprise S.. Les cercles de qualité ont commencé à se mettre en place dès 1984 en parallèle avec des groupes de progrès, des groupes de travail et des groupes SPC . Tous ces groupes étaient regroupés sous l'appellation GRP (Groupes de Résolution de Problèmes). En 1990, près de 60 GRP fonctionnaient (dont quinze cercles de qualité). Une évaluation auprès de membres de ces groupes met en avant, comme pour l'entreprise M., quelques tendances lourdes comme : le poids de la pyramide hiérarchique qui tend à s'aplanir, l'orientation vers un management plus participatif, le développement d'interactions entre les acteurs (le sentiment d'agir ensemble dans le même sens) au delà d'une simple interdépendance.

On semble bien assister avec ces groupes de résolution de problème que sont les cercles de qualité, à un changement en profondeur de l'organisation et de sa culture. L'intérêt des cercles de qualité est notamment d'intégrer la maîtrise à cette nouvelle culture en lui reconnaissant un nouveau rôle: l'animation de groupes à la résolution de problèmes de production et plus particulièrement de qualité de produit ou de procédé.

Cette ouverture à l'attente (qualité) du client est difficile. Elle se fait le plus souvent sur un mode essai-erreur et contrairement à l'entreprise M, il peut être tentant pour certaines entreprises de se limiter à une approche purement "techniciste" de la qualité sans appréhender de changement au niveau de la structure, des modes d'organisation et donc de l'ensemble du système **.

L'assurance-qualité marque, au début des années 90, une nouvelle étape du management de la qualité.

En 1991, c'est tout d'abord l'entreprise M. qui se situant cette fois ci en position de client, met en place auprès de ses fournisseurs des évaluations d'assurance qualité avec audits réguliers. On assiste ainsi à un développement de la relation client/fournisseur mais cette fois-ci en amont. L'année suivante, l'entreprise s'engage dans un plan d'amélioration produit qui correspond à un groupe d'expression des salariés où le personnel d'encadrement interrogé, met l'accent sur deux notions intéressantes et révélatrices: l'humilité (Cf. un cadre de l'entreprise: "...il ne faut pas attendre de miracles dans le domaine de la qualité, il faut une démarche d'humilité, à petits pas...") et la globalité ("...des actions ponctuelles ne servent à rien. Il faut une stratégie globale de l'entreprise..."). On s'aperçoit ainsi du chemin parcouru depuis les cercles de qualité et leur relatif fiasco. On touche ici du doigt, une nouvelle culture d'entreprise ainsi qu'un autre niveau d'analyse.

Dans l'entreprise H., le service qualité a été crée en 1990 pour répondre, là encore, à la demande des clients et sur un choix stratégique du groupe. Ce service occupe une place de type technostructure et se substitue au contrôle qualité. Sa mise en place correspond à la volonté d'obtenir en 1992, une assurance qualité (norme ISO 9002 )*** . Si la recherche d'une certification qualité comporte une démarche fastidieuse: la formalisation de procédures de fabrication (pour garantir la reproductibilité), cette démarche peut être porteuse d'une nouvelle communication. Dans l'entreprise H., si la responsabilité de l'écriture de ces procédures revient aux services qualité, d'entretien et de la logistique, l'élaboration d'un tel document est collective et met en jeu des groupes de projet. D'autre part, l'application des procédures dans cette entreprise, ne semble pas avoir altérer une certaine autonomie des opérateurs confirmant ainsi l'étude de Céline Blain ****.

Pour l'entreprise R., le choix stratégique de s'engager vers une certification qualité est également effectué par la direction en 1990. Cette décision relève selon elle de trois raisons essentielles:

- Une pression du marché: Cf. . "Les autres entreprises sont déjà certifiées!"

- Une pression du client: Cf. "Pour le client, la visite d'une entreprise non certifiée correspond à une perte de temps"

- Un souci interne: éviter une certaine perte de la mémoire de fabrication à la suite de départ en retraite ou pré-retraite ou licenciement...

Après un état des lieux en 1991, l'entreprise s'engage vers une certification ISO 9002 pour 1994 et ISO 9001 pour 95. Cette mobilisation s'opère avec une évolution du style de management. Les cadres et agents de maîtrise reçoivent une formation au management motivationnel. Ils sont directement intégrés dans le processus au niveau de réunion hebdomadaire pour les agents de maîtrise sur l'estimation des écarts relevés par rapport aux spécifications pouvant déboucher sur des groupes de résolution de problèmes. Pour les cadres, il s'agit de réunions mensuelles sur les résultats de l'entreprise en terme de production, vente, perte ou profit. Pour les opérateurs, après une formation courte de sensibilisation à la norme ISO 9000, ils participent avec la maîtrise aux différents groupes de résolution de problèmes ponctuels: GTQ (Groupes de Travail sur la Qualité), GAQ (Groupes d'action sur la Qualité ) qui visent à entreprendre un travail correctif et préventif. Cette plus grande responsabilisation est renforcée avec le développement de l'auto-contrôle et même les fiches d'anomalies qui permettent une communication ascendante.

Pour l'entreprise O., la prise de conscience qualité date également de 1990. Mais ici, le processus vers la certification concerne tout d'abord des changements dans la structure même de l'organisation: réorganisation de l'atelier en cinq îlots indépendants qui a notamment permis de réduire d'un échelon les niveaux hiérarchiques. Cette réorganisation s'intègre dans un quasi projet d'entreprise qui regroupe un développement de la responsabilisation des opérateurs (SPC, auto-contrôle, groupes de résolution de problèmes...), un plan de formation et de gestion des compétences...

Mais la transition est parfois délicate, comme nous pouvons le voir avec l'entreprise P. où l'obtention de la norme ISO 9002 a notablement déstabilisé le personnel. Si la communication et les interactions se sont sensiblement développés entre les salariés, la mobilisation tardive du management nécessitera quelques années supplémentaires (si la direction garde cette ligne stratégique) pour permettre aux boucles de régulation internes de fonctionner.

L'orientation vers l'assurance qualité semble bien, malgré tout, confirmer l'avancée de la période des cercles de qualité même si le service qualité reste une donnée technostructurelle. Citons notamment: une orientation vers un management encore plus participatif, un certain enrichissement des tâches pour les opérateurs (un peu plus d'autonomie), l'incitation à une communication ascendante et transversale, davantage d'interactions entre les différents acteurs de l'organisation.

Reste cependant, comme pour la période des cercles de qualité; la tentation du pseudo-changement que l'on pressent notamment auprès des entreprises qui se sont engagées plus tardivement dans cette voie. L'entreprise M. semble bien avoir intégré en interne toutes les limites d'une telle tentation.

 

La qualité totale se situe dans le prolongement de l'assurance qualité.

Citons tout d'abord, l'entreprise M. qui s'engage, dès 1992, dans un projet d'entreprise centré sur la qualité. Pour cette entreprise, l'enjeu d'une telle démarche est de fédérer les intérêts économiques de l'organisation (produire mieux et à moindre coût ) et les intérêts sociaux du personnel (la direction cite les attentes du personnel pour plus de professionnalisme, le goût du travail bien fait...). Sa basant sur la démarche TPM (Total Productive Maintenance), son application est tout d'abord effective sur une division où sa mise en place s'appuie sur des petits groupes de travail, cercles etc. Là encore on assiste à un développement de l'autonomie avec des opérateurs qui sont maintenant directement impliqués dans des activités de maintenance simple en liaison avec la démarche qualité. Le projet d'entreprise permet de remettre du sens dans une démarche collective globale et de fédérer les intérêts des différents acteurs. Son application (petits groupes de travail) oriente l'organisation vers une communication bilatérale indispensable et encore davantage d'interactions entre tous les intervenants. On constate d'autre part que la démarche qualité quitte peu à peu sa situation de service "technostructurel" pour s'ouvrir à l'ensemble des opérationnels..

On note une démarche similaire avec l'entreprise C. qui après avoir obtenu la norme ISO 9002 en 1994, s'engage également dans une démarche globale de la qualité: TQM (Total Quality Management). On retrouve ici aussi des objectifs économiques (réduire les coûts de la qualité en l'intégrant dès la conception, se recentrer sur le client...) et sociaux (améliorer la communication bilatérale, dépasser les cloisonnements, développer l'autonomie dans le travail etc.). Cette démarche étant tout à fait récente, il est trop tôt pour en tirer enseignement. Il reste cependant un questionnement qui peut concerner nombre d'entreprises à l'heure actuelle. Dans cette entreprise, la prise de décision de s'engager dans cette démarche globale a été prise par le groupe; aura-t-elle un effet d'allongement des boucles de régulation interne. D'autre part, le fait de scinder le service qualité en deux technostructures séparées (produit et fabrication) permet-il de dépasser la démarche assurance-qualité (et notamment ISO 9002), s'agit-il d'un facteur activant ou inhibant vers une démarche globale. Enfin, TQM permettra-t-il de dépasser réellement les cloisonnements (entre les différentes fonctions) et les problèmes de communication interne (manques de relations latérales notamment). Si l'entrée dans un management global de la qualité est toujours marquée d'incertitude, le processus semble néanmoins engagé. Toute la question est de savoir si ce processus ira jusqu'à l'indispensable changement (de type 2) qui concerne le système dans sa globalité.

Loin d'être un gadget à la mode, le management de la qualité semble bien constituer à l'heure actuelle, l'opportunité No 1 d'entrer dans un nouveau type de management correspondant une approche systémique de l'entreprise.

Comme nous avons pu le voir, c'est tout d'abord au niveau des rapports avec l'environnement de l'entreprise que nous découvrons les signes initiaux d'une prise de conscience de la qualité, avec une pression du marché et une exigence de plus en plus grande du client qui suggère ou impose des relations client-fournisseur à l'entreprise.

Il faut ensuite une volonté du sommet stratégique de l'entreprise ou du groupe, pour intégrer ce changement dans l'environnement puis définir une politique qualité pour engager toute l'entreprise dans ce projet.

Le processus qualité s'engage alors, avec des changements qui touchent à la structure même de l'entreprise: ligne hiérarchique qui tend à se réduire, technostructure qui s'intégre de plus en plus à l'activité productive elle-même (qualité, maintenance, conception...). L'entreprise s'oriente ainsi vers une structure plus flexible, plus réactive ou l'opérateur devient de plus en plus un artisan "technologicien" .

Le développement de relations client-fournisseur, en amont (avec les sous traitants par exemple) mais aussi en interne peuvent également avoir des incidences sur la structure organisationnelle et le type de management. Dans cette optique, les fonctions de service ou de production sont de moins en moins un but en soi pour s'engager vers une recherche de la satisfaction du client en interne ou en externe. On assiste ainsi à une situation proche du réengeneering avec la re-découverte du processus (de satisfaction) orienté client et non plus fonction.

Mais c'est au niveau du style de management et de la culture d'entreprise que les changements sont les plus visibles avec: l'ouverture d'une communication ascendante et latérale, une plus grande responsabilisation, une plus grande autonomie et un développement des interactions entre les différents acteurs (groupes de résolution de problèmes, projet d'entreprise, groupes de projets etc.).

Nous voyons bien que tous ces changements concernent le système dans son ensemble. S'il ne saurait y avoir de recettes miracles, ni de modèles clé en main pour engager les changements de management qu'impliquent la qualité, il semble néanmoins que toute entreprise qui envisage de s'orienter vers la qualité totale sans envisager un changement global au niveau du système se prépare à de grandes désillusions.

 

Alain Poyen

Docteur en Sciences Humaines

Université de Technologie de Compiègne

* Il est à noter que le terme anglais de control correspond plutôt en français à la notion de maîtrise. Il s'agit donc d'une plus grande maîtrise de certains paramètres sensibles par l'opérateur lui-même et ainsi d'une plus grande responsabilisation de celui-ci.

** En approche systémique, un auteur comme Watzlawick (Cf. "Changements", Seuil) parle de changement de type 1. Dans ce type de changement, on assiste à un pseudo changement où la notion de changement reste essentiellement au niveau du discours, par opposition au changement de type 2 qui remet en cause toutes les régulations organisationnelles au sein du système social (ici l'entreprise).

*** ISO (International Standard Organization) correspond à des normes internationales d'assurance qualité mises au point par des commissions d'experts. La norme ISO 9002 concerne notamment la certification de la production et des installations.

**** "Assurance-qualité et autonomie au travail. Une étude de cas dans l'industrie chimique". Revue Formation-Emploi du CEREQ No 48, Oct. Nov. 94