De l'œuvre au texte

BARTHES, Roland (1971), «De l’œuvre au texte» , Le bruissement de la langue, Paris: Seuil, 1984, pp.69-77.

Ce texte, reproduit par nos soins, est téléchargeable ici [pdf] en format PDF. 

Roland Barthes

La différence entre texte et contexte tend à se perdre dans un continuum sans rivages, mais cette désorientation de l'objet-texte ne signifie pas un dépassement de la textualité  : c'est une autre manière de dire qu'avec cette immense machine textuelle qu'est le numérique, l’œuvre se disloque (en autant de fragments sans réelles frontières), mais le texte,lui, non seulement se maintient, mais se multiplie.

Question

Après avoir lu ce texte, tentez de dire en quoi ce passage de l'œuvre au texte est susceptible de nous parler aujourd'hui.

Solution

Nous résumons ici, aussi simplement que possible, et donc de manière réductrice, les idées de ce "texte". Après chaque idée nous tentons de le transcrire dans le "langage web", notre langage, notre milieu.

Précisons : il ne s'agit pas d'expliquer la pensée Barthes, ni ce texte en particulier (et il y a, dans ce qui suit des contresens volontaire), mais de savoir en quoi ce texte, à tort ou à raison, évoque (comment le renier ?) notre nouveau langage, notre nouveau milieu.

LA MÉTHODE. L’œuvre, au contraire du texte, est substantielle, elle tient dans la main,elle est dénombrable, elle occupe un espace visible (dans la bibliothèque). Il est possible de compter le nombre de livres que vous avez chez vous, mais impossible de compter le nombre de textes.

> Sur le web, vous pouvez toujours essayez de compter le nombre de pages (immensément grand mais non infini), mais non le nombre de textes (car chaque texte renvoie et donc contient d'autres textes, et cela de manière indéfini).

LES GENRES. Le texte, au contraire de l’œuvre, est paradoxal, il se caractérise par sa force de subversion, portant à la "limite" les règles de l'énonciation (rationalité, lisibilité, etc.) et du jugement (qui hiérarchise et départage les genres, qui discrimine la culture légitime de la culture illégitime).

> Il vous suffit de penser aux commentaires qui envahissent les sites web (où sont les règles éditoriales ? ) ou à Wikipédia (qui sont les auteurs, qui sont les censeurs, quel article est légitime ?)

LE SIGNE. L’œuvre se ferme sur elle-même, son sens est tout entier en elle, au contraire du texte qui ne cesse de jouer, de déborder, sur le mode métonymique d'associations enchevêtrées, il fonctionne comme le langage de manière décentrée et "sans clôture".

> Que le web n'ait pas de frontières géo-politiques est probablement un rêve, au pire un mensonge, au mieux une utopie, mais il est à coup sûr décentré et sans borne fixée.

LE PLURIEL. L’œuvre est une et unifiée au contraire du texte est par essence pluriel, il est traversée (dissémination du sens) et il se traverse (le lecteur, "désœuvré" se promène et se perd en lui).

> Le web est intertexte, où tout texte est traversé par d'autres textes. Et qui de nous ne sent pas que lire sur le web, cela signifie traverser sans cesse, souvent trop vite, des informations, naviguer (chavirer ?) de textes en textes. C'est ce qui inquiète : le texte semble contenir sa propre distraction.

> "Dans l'écran", sous vos yeux, se réunissent des textes rédigés dans des conditions très différentes, et qui cohabitent parfois.

LA FILIATION. L’œuvre relève de la "filiation" à un auteur, au monde, tandis que le texte, lui, est sans origine précise, il est "citation sans guillemets". L’œuvre est "organique", tandis que le texte peut être "cassé", sa métaphore est celle du réseau.

> Cela nous rappelle que le "réseau des réseaux" ne fait pas toujours corps.

> Il ne suffit pas de dire que les auteurs des textes du web sont souvent anonymes (ou masqués sous un pseudo ?), il ne suffit pas non plus de dire que les textes sont écrits par plusieurs auteurs qui s'entremêlent, car la rupture est bien plus grande : comme dit ci-dessous, c'est désormais le lecteur, et non l'auteur, qui fait texte.

LA LECTURE. L’œuvre fait l'objet d'une consommation, tandis que le texte ne se donne pas tout entier dans sa lisibilité, et il abolit la distance entre l'écriture et la lecture, car il sollicite du lecteur une collaboration pratique.

> Sur le web, le texte n'existe pas en soi, c'est le lecteur qui le crée, en ce sens qu'il y a autant de textes que de lecteurs.

LE PLAISIR. Le plaisir de l’œuvre implique une distance avec elle, car vous n'êtes pas à la hauteur de l'auteur, tandis que le plaisir du texte relève de la jouissance en ce sens que vous n'êtes pas séparés de lui, puisque vous pouvez le réécrire sans cesse, ou le rapporter à d'autres langages.

> Ici, nous dés-interprétons plus encore le texte de Barthes, mais il faut comprendre que la distance entre vous et votre objet (textuel), votre milieu (numérique), tend à s'annuler, car la frontière entre le spectateur et l'acteur tend à s'annuler.

Sans prétendre conclure, nous préciserons que pour Barthes, le passage de l’œuvre au texte est inséparable de la mort de l'Auteur et de la naissance du lecteur (cf. "La mort de l'auteur", 1968). Mais la lecture n'est pas pour lui une compétence (savoir-lire), c'est une forme de vie.

Si la théorie du texte tend à abolir la séparation des genres et des arts, c'est parce qu'elle ne considère plus les œuvres comme de simples ''messages'', ou même des ''énoncés'' (c'est-à-dire des produits finis, dont le destin serait clos une fois qu'ils auraient été émis), mais comme des productions perpétuelles, des énonciations, à travers lesquelles le sujet continue à se débattre ; ce sujet est celui de l'auteur sans doute, mais aussi celui du lecteur. La théorie du texte amène donc la promotion d'un nouvel objet épistémologique : la lecture (objet à peu près dédaigné par toute la critique classique, qui s'est intéressée essentiellement soit à la personne de l'auteur, soit aux règles de fabrication de l'ouvrage et qui n'a jamais conçu que très médiocrement le lecteur, dont le lien à l'œuvre, pensait-on, était de simple projection).

Sans doute, il y a des lectures qui ne sont que des simples consommations : celles précisément tout au long desquelles la signifiance est censurée ; la pleine lecture, au contraire, est celle où le lecteur n'est rien de moins que celui qui veut écrire, s'adonner à une pratique érotique du langage. La théorie du texte peut trouver des spécifications historiques dans l'usage de la lecture ; il est certain que la civilisation actuelle tend à aplatir la lecture en en faisant une simple consommation, entièrement séparée de l'écriture ; non seulement l'école se vante d'apprendre à lire, et non plus comme autrefois, à écrire (même s'il s'agissait alors, pour l'élève, l'étudiant, d'écrire selon un code rhétorique très conventionnel), mais encore l'écriture elle-même est repoussée, confinée dans une caste de techniciens (écrivains, professeurs, intellectuels) : les conditions économiques, sociales, institutionnelles ne permettent plus de reconnaître, ni en art ni en littérature, ce praticien particulier qu'était - et que pourrait être dans une société libérée - l'amateur. (Barthes, "Théorie du texte", 1974).

Remarque

Retour critique : Il est certain que l'œuvre semble s'incarner dans le livre imprimé, tandis que le texte semble s'incarner dans le milieu numérique. Mais, les raccourcis sont trop tentants pour être sérieux : il ne faudrait surtout pas lire Barthes comme le prophète insoupçonné de la culture numérique et de la textualité réticulaire, et lui faire dire ce qu'il ne dit pas, et que nous voulons dire.

La culture numérique est, tendanciellement, une culture de l'amateur, mais le savoir-lire et le savoir-écrire ne sont malheureusement pas toujours mobilisés, et cela car l'amateur est confondu avec le consommateur. « L’œuvre tient dans la main, le texte dans le langage », dit Barthes. Mais en quelque sorte, le texte numérique, lui aussi, tient sous la main (son essence est d'être manipulable[1]) et il continue, comme l’œuvre, à se définir en termes hétérogènes au langage : allant du format technique aux déterminations socio-historiques.

Complément

Georges Landow a notamment effectué les liens entre la théorie littéraire de Barthes (mais aussi de Foucault, de Derrida, etc.) et la notion d'hypertexte. On trouvera un résumé de ces thèses ici.

Il définit l'hypertexte comme « un texte composé de blocs de textes - ce que Roland Barthes appelle une lexie - et les liens électroniques qui les rattachent ». Cette théorie de la convergence a été critiqué par Yves Jeanneret, dans cet entretien vidéo en ligne.

Serge Bouchardon résume cette critique ainsi  :

« La théorie de la convergence viserait à faire accroire qu'il puisse y avoir convergence entre un objet théorique (la théorie du texte) et un objet technique (l'informatique), convergence entre une réalité observable (la forme textuelle) et une pratique intérieure (l'interprétation de ce texte), convergence entre un type de production (l'oeuvre) et un idéal politique (la liberté). Ceci supposerait « une sorte de providence esthétique rassemblant ensemble l'innovation technique et industrielle, la créativité esthétique et la démocratie culturelle ». L'antithèse texte / hypertexte a permis aux théoriciens de la convergence, au premier plan desquels George Landow, de mettre en valeur certaines dimensions de l'hypertexte (la nature des liens entre les noeuds, le parcours du lecteur), mais au dépens d'autres qui ont été inaperçues : l'organisation visuelle et la longue tradition des formes écrites, ou encore le poids du logiciel. »