Qu'est-ce que le numérique ?

La manipulabilité des nouveaux médias.

Calculi

Après cette première machine à calculer qu'est la main, l'homme encocha des bois, puis entassa des cailloux (calculi), puis constitua abaques et bouliers. Dans tous les cas le calcul nécessitait une manipulation.

L'enfant compte d'abord sur ses doigts, avant d'intérioriser ce geste de calcul. Aujourd'hui c'est la machine qui exécute cette manipulation. La manipulabilité[1] technique demeure fondamentale pour comprendre le numérique. Elle fait sens à chacun des trois niveaux[2].

Boulier

Le fonctionnement d'un boulier ne nous aide-t-il pas déjà à comprendre qu'une opération de calcul peut se traduire en gestes séquentiels opérant selon des instructions binaires (rapprocher la boule de la barre centrale ou ne pas y toucher) ?

Une manipulation automatique, cela ressemble à un oxymore, puisque l'automatisme se passe de la main. Mais cet oxymore a le grand mérite de nous rappeler qu'entre un boulier qu'on manipule et un algorithme qui manipule il y a une même longue histoire.

Pour plus de détails sur l'histoire du calcul, de la main à la machine, on pourra lire ce document.

Manipulabilité

L'histoire des supports d'écriture montre une manipulabilité toujours plus importante offerte au lecteur : le passage du rotulus au codex entraîne une pagination, une table des matières, des notes de bas de page...

La manipulabilité est au principe de l'écriture informatique, mais elle est aussi au principe de l'écriture-lecture numérique. Plus que d'être du lisible l'essence de l'écriture numérique est d'être manipulable.

Avec le numérique, il y a un passage à la limite, une maximisation de cette notion de manipulabilité. Un contenu numérisé , reposant sur la médiation du calcul, est par définition manipulable.  « « Le numérique démultiplie les possibilités de manipulation car toute partie composant le document peut devenir une unité de manipulation » » Bachimont ( 2007).

Le propre du calcul est que le contenu ne porte pas sur lui les traces de sa manipulation : un objet numérique n'a pas de mémoire – il est mémoire.

Tout est manipulable selon le même principe, le tout comme chaque partie ou ensemble de paries. La distinction entre partie et tout est d'ailleurs problématique dans le cas du numérique, car comme le rappelle Lev Manovich les médias numériques possèdent une structure modulaire[3].

DéfinitionAlgorithme et programmation.

L'informatique, comme son nom l'indique, est de l'information automatique, plus précisément elle est la (techno)science du traitement de l'information par des machines automatiques.

Un ordinateur n'est pas seulement automatique (comme une horloge) mais programmable. L'histoire de la programmation[4] a au moins deux siècles. A ce titre, il est important de comprendre que la programmation informatique n'épuise pas la question de l'algorithme[5], elle n'en est est qu'un exemple. On ne programme que ce qui relève du champ de l'algorithme, c'est à dire ce qui a déjà été discrétisé et formalisé.

Le numérique est caractérisé par une double origine

  • Le numérique comme calcul > Issu des mathématiques et de la logique. Projet de formaliser la pensée (la logique) et d'arithmétiser le formel (rapporter la démonstration logique à un calcul numérique).

  • Le numérique comme contrôle > Issu de la théorie des systèmes et de leur commande (cybernétique). Commander les systèmes en contrôlant l'information.

    Convergence : l'information comme commande et calcul.

Le numérique est caractérisé par une double coupure (Bruno Bachimont) :

  • Coupure sémantique > Le numérique n'a pas de sens ou d'interprétation propre.

  • Coupure matérielle > Le numérique n'a pas d'ancrage matériel : il est neutre fonctionnellement vis-à-vis de la matière qui le réalise.

Le numérique est caractérisé par une double tendance :

  • Fragmenter > le numérique fonctionne comme une bombe à fragmentation, car il explose le contenu en unités arbitraires par rapport au sens ;

  • Recomposer > Le recomposition obéit à des lois du calcul : les unités arbitraires sont recombinables et recombinées librement, sans contrainte liée au contenu.

L'ordinateur est à la croisée des technologies de calcul (de la machine analytique de Babbage au tabulateur d'Hollerith) et des technologies médiatiques (du daguerréotype de Daguerre au cinématographe des frères Lumières). « Effectuant une boucle historique, l'ordinateur est revenu à ses origines. De machine analytique, tout juste bonne à traiter des nombres à grande vitesse, il est devenu un métier à tisser de Jacquard ; c'est-à-dire un outil de synthèse et de manipulation médiatiques » (Manovich[6], p. 96). Tous nos médias sont devenus calculables ;

  1. Un nouvel objet médiatique peut être décrit formellement ou mathématiquement.

  2. Un nouvel objet médiatique est soumis à une manipulation algorithmique. Les médias sont devenus programmables.

Le codage numérique engage à la fois la conversion de l'analogique au numérique[7], un code commun de représentation (ce qui permet des médias différents combinés dans un seul et même fichier, le tout transposable dans d'autres formats - transcodage) et la représentation numérique elle-même (ce qui permet de dupliquer un média sans aucune dégradation).

  1. Manipulabilité.

    Le numérique a automatisé et formalisé la manipulation. Les pièces du Lego sont devenus des blocs d'information.

    La manipulabilité est une propriété fondamentale des technologies numériques, elle nomme le calcul opéré sur des unités discrètes (la manipulation suppose la discrétisation). L'essence du numérique est celui de tout calcul : ne consister qu'en une pure manipulation de symboles. Entre le monde dit réel et le monde dit virtuel (ce que vous voyez sur votre écran), il y a toujours l'intermédiaire d'un codage arbitraire et d'un calcul qui ne veut rien dire. Cette médiation est une autre manière de dire, à la manière de Bruno Bachimont, que le numérique « ça a été manipulé ».

    La manipulabité théorique du numérique se retrouve au niveau 2 (le programme ou le logiciel d'écriture et de lecture) et 3 (le document lu) sous la forme de manipulation effective.

  2. Trois niveaux du numérique (modèle des)

    Le numérique comme tel (calculabilité et combinatoire) prend une existence matérielle via l'implémentation et une consistance pratique via la manifestation d'un contenu sous une forme sémiotique perceptible et via l'interaction qu'il permet (Bachimont).

    1. Le niveau théorético-idéal se caractérise par deux principes : discrétisation et manipulation. Ce niveau est celui des machines logiques ou abstraites (machine de Turing). On libère le potentiel calculatoire d'un contenu symbolique au prix d'une coupure radicale avec le sens.

    2. Le niveau techno-applicatif mobilise le codage numérique sur des contenus via des formats et les fonctions qui leurs sont associées.

      Les formats sont des restrictions apportées à l'universalité du numérique pour proposer des fonctionnalités : ouvrir certains possibles tout en en fermant d'autres. Le format correspond à la structuration d'un contenu sous forme calculable ou manipulable, il spécialise et concrétise l'idéalité du numérique en un espace de manipulation possible défini sur des unités élémentaires fixées par lui.

      Ce niveau introduit une sémantique au sens où les applications logicielles offrent des fonctionnalités qui, d'emblée, proposent ou imposent des choix quant à la manière de manipuler le matériau numérique (contenus) et d'interagir avec lui. Cependant, nous ne sommes pas au niveau interprétatif définissant a posteriori les signes et leur sens, mais à un formatage a priori qui prescrit des unités et leur manipulation formelle.

    3. Le niveau sémio-rhétorique est celui où le contenu numérique fait sens pour un utilisateur : les manipulations rendues possibles, les parcours interprétatifs induits, etc.

    Chaque niveau a sa tension propre :

    • Le niveau 1 connaît la tension entre le format formel idéal et le substrat physique sous-jacent, c'est la tension de l'implémentation.

    • Le niveau 2 connaît la tension entre le format de codage et la forme d'interprétation, c'est la tension de la manifestation.

    • Le niveau 3 connaît la tension entre les fonctions du système et la pratique d'usage, c'est la tension de l'interaction.

  3. Modularité

    "Tout comme une fractale possède la même structure à des échelles différentes, un objet néomédiatique possède la même structure modulaire de part en part. La représentation des éléments médiatiques (images, sons, formes ou comportements) est disposée en échantillons discontinus (pixels, polygones, caractères, scripts). [...]. Bref, un objet néomédiatique est constitué de parties indépendantes, chacune comportant des parties autonomes plus petites et ainsi de suite, jusqu'au niveau des "atomes" les plus petits : pixels, points 3D ou polices de caractère d'un texte" (Manovich, Le Langage des nouveaux médias, p. 103-104)

    Ex. Dans un film multimédia toutes les "parties" sont indépendantes mais de même nature.

  4. Programmation (histoire)

    Pour faire l'histoire de la programmation, on se tourne généralement vers les métiers à tisser et leurs cartes perforées (qui programment le tissage de tel ou tel motif, comme les cartons perforés d'un orgue de Barbarie programment telle ou telle mélodie). Ces cartes nous conduisent de la machine de Joseph Marie Jacquard (1801) à celle d'Herman Hollerith (1884) : la première est une machine à tisser brevetée au service de l'industrie, tandis que la seconde est une machine à traiter de l'information au service de l'État (recensement de la population américaine). La machine d'Hollerith est à l'origine de la Tabulating Machine Corporation (1896), qu'on connaît depuis sous le nom d'International Business Machine (1924). Entre Jacquard et Hollerith, il y a Charles Babbage et sa machine analytique (1833), calculateur mécanique programmable fonctionnant à la vapeur ; cette machine était composée d'un moulin (unité de calcul), d'un magasin (mémoire), et d'un dispositif de contrôle, le tout utilisant des cartes perforées (cartes opérations, cartes de variables ou bien cartes de nombres). Ada Lovelace créa une série de programmes (suite de cartes perforées) pour cette machine. La description complète de cette machine fut publiée par Lovelace dans un article de 1842 où elle disait : "la machine analytique tissera des motifs algébriques comme les métiers de Jacquard tissent des fleurs et des feuilles". Ce qu'aujourd'hui nous appelons « programme informatique » n'est finalement qu'un « patron de calcul » analogue à ceux de la machine analytique de Babbage. Le patron de calcul ou la liste d'instructions commune à tous les calculs d'un même type s'appelle précisément un algorithme.

    L'histoire de la programmation se prolonge au XXe siècle avec l'histoire des mathématiques (d'Hilbert à Turing). Désormais, il est possible de :

    1) rapporter l'activité mathématique à la manipulation calculatoire de symboles (traces écrites) ;

    2) comprendre cette manipulation symbolique comme un calcul arithmétique ;

    3) confier cette opération de manipulation symbolique à une machine.

    Tout ceci présuppose la formalisation, puis l'arithmétisation, puis la matérialisation du raisonnement.

    La révolution numérique est née de ce constat : toute manipulation de symboles, considérée syntaxiquement, se ramène à une exécution mécanique d'un algorithme que l'on peut confier à une machine.

  5. Algorithme

    L'algorithme est une suite finie de règles formelles que l'on applique à un nombre fini de données, afin de résoudre des classes de problèmes semblables. L'algorithme est une opération itérative et répétable, qui s'enchaînent selon des règles précises sans place pour l'interprétation. Ex. Chercher un mot dans le dictionnaire, effectuer une addition, trouver le trajet le plus court sur une carte, tels sont des algorithmes.

    L'algorithme désigne aujourd'hui un programme informatique (la liste d'instructions commune à tous les calculs d'un même type s'appelle précisément un algorithme, soit une série d'opérations élémentaires retranscrites par un code), mais le programme informatique n'est qu'un exemple d'algorithme. La programmation informatique n'épuise pas la question de l'algorithme, en ce sens que l'on ne programme que ce qui relève déjà du champ de l'algorithme, de l'automatisable ou du calculable. Ex. Dans les services téléphoniques, il est possible de remplacer un opérateur humain par une machine à condition qu'on ait programmé les questions/réponses, c'est-à-dire qu'on ait formalisé le script de la conversation.

  6. Manovich, 2010

    Lev MANOVICH, Le langage des nouveaux médias, Paris, Les presses du réel, 2010 [The langage of New Media, MIT Press, 2011]

  7. Analogique/numérique

    L'analogique et le numérique sont deux procédés pour transporter et stocker des données (audios, photos, vidéos...). Après un transport et un stockage en numérique tout signal (vidéo ou audio) devra revenir à sa forme analogique de départ. Dans le domaine de l'audio et de la vidéo, le numérique ne sert donc qu'au transport, au stockage et au traitement des données. Pour mesurer, évaluer ou capter un phénomène, il est obligatoire de disposer d'une interface analogique.

    • Ex. Un microphone, le dispositif optique d'une caméra, d'un microscope, une unité de radiologie... sont autant de dispositifs analogiques.

    • Ex. Même sur un appareil photo numérique, l'analogique demeure pour capter l'information.

    • Ex. Un signal audio est toujours reconverti de numérique en analogique pour ensuite être amplifié. Nos oreilles ne peuvent pas entendre en numérique !

    L'analogique est une technique qui utilise la variation d'une grandeur physique, par exemple la tension électrique ou les variations de pression acoustique, et la reproduit de la manière analogue à la source.

    Un système analogique convertit les informations en une autre valeur qui varie de façon analogue à la source, alors qu'un système numérique convertit les informations en une liste prédéfinie, échantillonnée, et donc limitée de valeurs. Une grandeur physique, telle qu'un signal électrique ou la hauteur du mercure dans un thermomètre, peut être représenté numériquement, par quantification et échantillonage.

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